vendredi 29 avril 2011

Les Hommes d'Aran


Extrait - Roman noir - 336p - Manuscrit en cours d'évaluation chez différents éditeurs - Participation au concours MEMO 2011.



CHAPITRE I


            Le vent battait la lande et s'engouffrait sous le drap blanc en lin qui recouvrait les planches de bois brut. Une épaisse croix de hêtre cerclée de pièces en bronze maintenait le tissu sur le cercueil. On enterrait son père ce matin là. Depuis les premières heures du jour les membres de la famille et l'ensemble des voisins s'étaient pressés dans le jardin, à l'arrière de la maison, du côté le plus abrité, pour venir prier auprès du corps et rendre un dernier hommage au défunt. Micheal gardait son béret de laine sombre serré dans ses mains. Ses bras étaient plaqués le long de son corps. Il conservait le regard perdu au loin, au-delà des premiers murets de pierres, et semblait happé par le ciel gris du matin. Ses doigts forçaient sur l'épaisse laine. Sa chair comprimait la fibre. Il s'y agrippait fermement comme si un relâchement de sa part dans son étreinte avait pu provoquer sa chute et le laisser défaillir sur le sol. Il n'avait toujours pas pleuré. Depuis deux jours que le corps de son père avait été retrouvé échoué sur les rochers de la côte ouest de Inis Oirr, il n'avait laissé transparaître aucun signe qui venait dire sa peine. Le corps avait dérivé jusque-là pendant plusieurs jours. C'était encore une fois la laine colorée du pull et les motifs propre à chaque famille de l'île qui avaient permis l'identification de Caem O'Kelly.
             Micheal avait compris depuis la semaine précédente que la vieille mer ne lui rendrait pas son père vivant. Il n'en avait tout d'abord rien dit à Seena et Ida, ses deux jeunes sœurs. Il n'en avait pas la force. Avec sa mère non plus, il n'en avait pas parlé. Ils s'étaient seulement regardés longuement quand le fils de Patrick Murray était venu leur porter la nouvelle que le curragh1 de son père avait été aperçu éventré aux abords du Gregory's Sound. Ils surent alors tous les deux ce qu'il était advenu des trois hommes qui avaient pris place dans l'embarcation. Malgré les flots agités et les forts vents d'ouest, des hommes de l'île avaient risqué des sorties en mer pour tenter de les retrouver. Ils ne repérèrent dans un premier temps que les restes flottants de l'épave. Ils durent attendre, et attendre encore que l'océan gris et sombre veuille bien leur rendre leurs morts. Ce fut d'abord le corps de Patrick Murray qui fut retrouvé le jour de la Saint Fergal sur le rivage près de Iararna. Puis celui de Tomas Byrne, deux jours après, échoué sur la grève dans la baie de Killeany. Et enfin Caem O'Kelly, cinq jours plus tard. Cinq longs jours plus tard.
            Pendant tout ce temps, sa mère était restée cloîtrée chez eux. Elle n'avait pas quitté sa chambre pendant ces journées d'attente interminable. Il ne tenta pas de rentrer dans la chambre de ses parents. Il percevait juste par instants, le soir, des sanglots étouffés avant qu'une lourde chape de silence ne revienne emplir la pièce principale où il se tenait. Sa tante Derb apportait régulièrement un bol de soupe et du pain dans la chambre. Mais sa mère n'avalait rien. Micheal, sans le demander, avait vu ses tantes venir tous les jours pour les épauler. Elles prirent en charge le foyer et s'occupèrent de ses deux jeunes sœurs pendant que lui partait le long des côtes sud de l'île à la recherche du corps de son père. Il arpentait le rebord des falaises entre Dun Aenghus et Iararna sans relâche, scrutant le rivage à pic à la recherche d'un cadavre. Un cadavre qu'il chercha avec obstination mais que pour rien au monde il n'aurait voulu retrouver lui-même. Il errait des premières heures de l'aube jusqu'à l'obscurité du soir comme pris dans un songe, à parfois fantasmer un retour miraculeux sur Inis mor2 ou parfois à halluciner le corps sur les rochers avant de revenir à la raison. Sa vue et son esprit, attisés par la fatigue et l'angoisse, se liguaient pour le tromper. La pluie battante l'accompagnait pendant ses longues heures de déambulation. Elle pénétrait la laine jusqu'au plus profond de ses habits. Il rentrait le soir exténué de ses recherches. Il avalait rapidement un bol de soupe que ses tantes avaient laissé à tiédir sur le rebord de la cheminée, puis il embrassait sur le front ses deux sœurs endormies et s'écroulait de fatigue sur son lit.

             Le cinquième soir, il sut que le corps de son père avait été retrouvé en regagnant la maison lorsqu'il aperçut la silhouette de sa mère sur le seuil de la porte qui guettait son retour. Il accourut vers la maison et la pris dans ses bras alors qu'elle fondait en larmes. Ses deux sœurs se précipitèrent dans la cour pour s'agripper aux jambes de leur mère et de leur frère. Micheal releva sa tête qui était plongée dans les cheveux de sa mère. Il étouffa le cri brûlant qui pointait dans sa gorge et les larmes qui emplissaient son cœur.
              Au matin des funérailles encore, sa maîtrise et sa retenue impressionnèrent tous ceux qui étaient présents à la cérémonie. Il avait accueilli toutes les condoléances avec une apparente dignité que l'on n'aurait pu soupçonner chez un jeune homme de son âge. Avec ses oncles, il conduisit ensuite le cercueil jusqu'au cimetière du village. Ils le portèrent le long du chemin avec des avirons qu'ils placèrent sur leurs épaules et en dessous des planches. Sa mère, ses sœurs et les autres femmes de la famille marchaient en procession derrière le convoi. Les herbes hautes et les fougères rousses entouraient les abords du cimetière. Une fois à proximité du caveau de famille, des hommes s'affairèrent à dégager la lourde pierre qui le recouvrait. Micheal avec ses deux oncles et un cousin mirent le cercueil de son père en terre. Le bruit sourd du désespoir et des lamentions avait accompagné le cortège jusqu'à la prise de parole de l'homme d'église.
             Le prêtre prononça une oraison funèbre solennelle où il mentionna le dessein divin qui animait ce drame humain. Micheal ne comprenait pas quelle volonté divine pouvait justifier la mort de son père et le deuil de sa famille. Une fois la cérémonie achevée, il s'éloigna vers la limite nord du cimetière, du côté de la plage, et dépassa un muret de pierres sèches. Il s'assit derrière celui-ci à l'abri du vent et fondit en larmes. Un profond sanglot l'emporta pendant de longues minutes. Il se laissa aller à l'étreinte de sa peine qu'il avait feint de pouvoir ignorer depuis plusieurs jours. Ses deux sœurs apparurent au détour du muret et vinrent s'installer à ses côtés. Il releva la tête, sécha ses lames et serra ses soeurs contre lui. Ils restèrent un long moment là, tous les trois, silencieux.

             Son oncle Brian vint le trouver quelques jours plus tard. Il l'emmena un peu à l'écart du cottage sur le chemin qui menait à la plage. Ils s'assirent sur des pierres face au North Sound.
             - Micheal, tu sais, j'ai voulu te voir en tête à tête. Pour qu'on puisse parler. Parler entre hommes, car maintenant tu dois penser comme ça. Tu es l'homme de ta famille. Tu vas devoir penser à ta mère et à tes sœurs. Je sais que tu le fais déjà et tu vas devoir continuer. Pour toi, pour elles. Nous serons là, aussi, avec ton oncle Ewan. Mais c'est toi qui va devoir nourrir les tiens maintenant.
             Micheal écouta avec attention son oncle qui le regardait fixement. Il le vit reprendre son souffle. Il percevait à son attitude que c'était difficile pour lui de venir s'entretenir de la sorte avec son neveu . Mais en tant que frère aîné de son père, c'était à lui qu'incombait cette responsabilité.
              - Nous en avons parlé avec Ewan et ta mère. Nous sommes d'accord, affirma-t-il.
              Micheal le sentit marquer une pause, et détourner son regard pour lever les yeux vers la ligne d'horizon et les terres du Connacht, au loin.
              - Tu vas aller travailler à la ferme de Patrick O'Flaherty. Il cultive l'orge et le blé dans les terres à proximité de Galway. Il a aussi un troupeau de 50 têtes. Il était ami avec ton père, tu sais. Il a tout de suite accepté de te prendre quand je lui ai demandé. Pour t'aider et aider ta mère... Pour ton père, pour sa mémoire aussi finit-il par dire.
               Il aperçut son oncle qui avait posé à nouveau son regard sur lui et qui tentait alors de juger de sa réaction. Micheal ne laissa paraître aucune expression sur son visage. Il acquiesça juste d'un léger signe de tête en le regardant calmement.
               - Tu sais, ici, les affaires sont devenues très dures. Le kelp ne se vend plus. La pêche ne rapporte bien sûr pas assez. Beaucoup sont déjà partis, soit sur la terre d'Irlande, soit plus loin encore, au delà de l'océan, aux Amériques.
                Son oncle lui mis la main sur l'épaule comme pour appuyer son propos.
                - Tu vas apprendre un métier là-bas. Tu pourras offrir tout ce que tu voudras à ta mère et à tes sœurs. Elles ont besoin de toi maintenant. Tu vas devoir être fort. Je sais que ce sera dur mais tu n'as pas le choix. L'océan t'as pris un père... et à moi un frère. Tu dois le faire pour ceux qui restent, ceux qui sont encore là.
                Ils restèrent silencieux un long moment. Puis son oncle s'éloigna après lui avoir serré l'épaule. Micheal regarda le rivage pendant encore quelques minutes. Les jours qui s'annonçaient, seraient bien différents de ceux qu'il avait connus jusqu'alors.

1Barque traditionnelle des îles d'Aran.
2Ile principale d'Aran, s'écrit aussi Inishmore dans sa version britannique.

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